John Grierson était un homme compliqué, qui aimait cultiver l'énigme sur sa personne. Il affirmait par exemple : « L'art est un marteau » ou «L 'art est un sous-produit du travail bien fait ». Derrière ces énoncés utilitaristes se cachait cependant un amour profond des arts, de la peinture en particulier. À preuve, les nombreux jeunes artistes, musiciens et auteurs qu'ils a engagés pour ses films, des gens comme W.H. Auden, Benjamin Britten, Len Lye et Norman McLaren. En 1941, Grierson fait venir McLaren au Canada pour créer des films d'animation sur l'effort de guerre, l'assurant toutefois qu'il ne s'agissait pas de « propagande ».
En 1942, Grierson apprend de Sydney Newman que l'ONF a besoin d'un département d'animation qui puisse fournir des séquences aux documentaristes. On demande à McLaren d'en mettre un sur pied. Mais il n'y a pas de cinéastes d'animation au Canada à l'époque. McLaren fait le tour des écoles d'art, étudie les dossiers, fait des entrevues, et sélectionne des jeunes qui lui semblent prometteurs – comme Grant Munro, René Jodoin et George Dunning. L'avenir prouvera qu'il a fait des choix éclairés.
L'argent manquait pour produire de l'animation à la chaîne comme à Hollywood; McLaren, lui, est enchanté. Pour le cinéaste, ce qui compte dans un film n'est pas « ce qui est en mouvement » mais bien « le mouvement comme tel ». Il encourage donc ses émules à faire des expériences. Bon nombre se mettent à travailler directement sous la caméra. C'est ainsi que naît une conviction encore profonde à l'ONF: le cinéma d'animation doit être personnel, expérimental et faire appel à des techniques variées.
McLaren, qui voulait consacrer plus de temps à ses propres films, transmet à Jim Mackay la gestion du studio d'animation à la fin de la guerre, en 1945. En 1967, le service est scindé en deux : studio français et studio anglais. Le premier est dirigé à l'origine par René Jodoin qui suit les traces de McLaren, conservant à l'animation son caractère très individuel et ses approches techniques multiples. Cette tradition est encore bien vivante dans les deux studios d'animation de l'ONF et explique d'ailleurs l'enviable réputation internationale dont ils jouissent.
McLaren continue de faire des films jusqu'à sa retraite en 1984, toujours en quête de l'inédit, toujours soucieux de ne pas se répéter. Quand il emprunte une technique existante, c'est pour l'aborder autrement. Dans un virage qui l'a rendu célèbre, il en vient par exemple à se passer de la caméra. Travaillant directement sur la pellicule, il dessine à la plume et à l’encre, il peint, il grave une pellicule opaque qu'il a enduite d'une émulsion. Passé maître dans l'emploi de la tireuse optique (l'équivalent de la fonction After-Effects dans Adobe), il réalise plusieurs œuvres avec ce procédé, dont le magnifique film sur la danse Pas de deux.
McLaren a réalisé des films à trucages avec des acteurs jouant en totale liberté, comme des personnages de dessins animés. C'est également un pionnier de la musique électronique. À la fin des années 30, il commence à dessiner et à gratter à même la bande sonore optique. Ce faisant, il crée un nouvel instrument de musique. Avec le temps, il met au point un système de plaquettes à motifs qu'il photographie directement sur la bande sonore. Synchromie et Mosaïque offrent des exemples frappants de musiques créées de cette façon. McLaren a signé un total de 60 films.
Le documentariste Donald McWilliams intègre les prises de vues réelles et l’animation dans ses œuvres. Ami de longue date de Norman McLaren, il a collaboré à son dernier film, Narcisse/Narcissus . McWilliams a d’ailleurs réalisé en 1990 Le génie créateur : Norman McLaren, un documentaire qui fait autorité.
Intrigué par les trucages utilisés dans certains films français du début des années 1900, où des objets du quotidien sont animés cadre par cadre, McLaren se livre à quelques expériences en ce sens sur ses travaux d’étudiant. Il anime par la suite les meubles d’une maison dans un film conçu pour le General Post Office de Londres. Plus tard, il s’interroge sur la possibilité d’animer des interprètes réels image par image. Cette curiosité l’amène à créer l’extraordinaire parabole Voisins/Neighbours , où deux hommes se comportent comme des personnages de dessins animés dans un récit à la fois amusant et féroce. McLaren donne à cette technique le nom de pixillation. Aujourd’hui, ce terme anglais est généralement orthographié – à tort – avec un seul « l » (pixilation), ce qui renvoie à une tout autre définition. En fait, McLaren a conçu le terme à partir du mot « pix », une abréviation de picture.
D’un point de vue cinématographique, Il était une chaise constitue une œuvre de virtuose. Le film mêle savamment plusieurs éléments : animation image par image d’une chaise et d’un comédien, vitesses de tournage et durées d’exposition variables, tournage de mouvements inversés, ainsi qu’une chaise-marionette, manipulée en grande partie par Evelyn Lambart et Herb Taylor au moyen d’un fil de nylon noir. Une chaise refuse qu’un homme s’assoie sur elle. Après plusieurs tentatives, l’homme (Claude Jutra) comprend que la chaise revendique le même privilège. L’homme concède. Dès lors, la chaise accepte de jouer son rôle et consent à servir de siège. Bien que le film, dont une improvision de Ravi Shankar compose la trame sonore, ait connu un vif succès, il laisse à ses co-réalisateurs (McLaren et Jutra) un goût amer. Ils ont constaté que leur film, si brillant soit-il, porte en fait sur l’assimilation. La chaise en sort perdante.
Le film porte sur un merle (blanc) qui perd des parties de son corps et les retrouve multipliées par trois. Cet oiseau qui possède tout en triple danse au son de la vieille chanson folklorique (Mon merle). Le plus formidable, c’est que nous ne voyons que l’essentiel : des éléments très stylisés et détachés les uns des autres. Les diverses parties du corps sont faites de petits rectangles et les yeux, de minuscules cercles, tous de papier. Voici ce que m’a dit McLaren à propos de ce film : « Ce genre de trucs, c’est Marcel Marceau [le mime français qu’il admirait beaucoup]. Le Merle en est rempli. On laisse de côté certaines choses. L’oiseau n’est pas structuré à la manière d’un oiseau. Il y a beaucoup de lacunes, mais le spectateur tient pour acquis que l’oiseau a un cou et il lui faut ajouter bien des éléments qui ne sont pas visibles, mais auxquels renvoie le mouvement. Lorsque Marcel Marceau monte un escalier, il n’y a pas de marches. Il reste au sol. La même chose se produit, je pense, quand les yeux de l’oiseau bondissent vers les nuages. On tient pour acquis qu’il y a un sol. Le spectateur reçoit des indices et je suis sûr que la façon de combler les lacunes varie beaucoup d’une personne à l’autre. »
Adolescent, McLaren s’est intéressé à une forme d’art nommée « Colour-Music », qui consistait à créer des motifs mobiles par la projection de faisceaux lumineux colorés. À l’école des beaux-arts, McLaren et un autre étudiant du nom de Stuart McAllister avaient tenté de créer de tels effets en peignant des abstractions directement sur une pellicule 35 mm. (McAllister allait par la suite devenir un monteur réputé de films documentaires.) Ravi de l’expérience, McLaren savait néanmoins que les résultats étaient primitifs. Puis en 1936, à Londres, il voit le révolutionnaire Colour Box de Len Lye, peint à la main directement sur la pellicule. Le film n’influence pas McLaren, mais lui donne la confiance nécessaire pour continuer de dessiner sur la pellicule. Il lui faut toutefois attendre dix ans avant de pouvoir utiliser la pellicule trois couleurs, qui lui permettra de copier un original à plusieurs teintes peint à la main. Et quel original! Difficile, pour moi, d’imaginer un film de jazz plus satisfaisant que cette union des improvisations peintes à la main et des improvisations au piano d’un jeune Oscar Peterson.
Il ne s’agit pas de l’enregistrement sur film d’une danse. La chorégraphie n’est pas en soi mémorable. L’essentiel est que cette dernière a été créée dans le seul but de permettre à McLaren de l’utiliser pour travailler avec la caméra optique. Il a ainsi transformé la danse en quelque chose d’une beauté saisissante : la technologie au service de l’art. La démarche de McLaren a consisté à démultiplier chaque prise de vues jusqu’à onze fois en décalant de quelques cadres chacune des images. Les danseurs sont suivis par leurs propres vagues. C’est la vieille histoire de Narcisse qui se déroule ici. Mais dans le cas présent, il s’agit d’une Narcisse au féminin, éprise d’elle-même jusqu’à ce qu’un jeune homme paraisse et mérite son amour. Pour McLaren, le film répondait à un besoin : faire valoir l’importance de regarder hors de soi-même et d’aimer les autres. Ce thème sous-tend également son film anti-guerre Voisins. Dans Pas de deux, l’exécution de la chorégraphie s’est révélée particulièrement ardue, puisque Margaret Mercier et Vincent Warren ont dû danser dans la quasi-obscurité, ne bénéficiant que d’un éclairage latéral. La trame sonore est fascinante. Maurice Blackburn a utilisé au départ un enregistrement de deux minutes et demie de flûte de Pan qu’il a repris en boucle en y ajoutant de la harpe, ce qui lui a permis de prolonger la musique jusqu’à 13 minutes. Une musique d’un autre monde pour une imagerie d’un autre monde.
J’ai fait la connaissance de McLaren en 1968 et j’ai vite compris que la présence fréquente d’oiseaux, de poules et de pattes de poules dans ses films ne tenait pas du hasard : le cinéaste s’identifiait aux volatiles, en particulier aux poules. Perplexe, j’en ai glissé un mot à son amie Evelyn Lambart. Elle m’a regardé avec étonnement. « Chacun de nous est un animal. Moi, je suis un cheval. Et vous, qu’est-ce que vous êtes? » Je suis resté sans voix durant peut-être une minute. Puis j’ai vu. « Vous avez raison, Evelyn. Je suis un écureuil. » J’ai alors saisi que l’animation des mouvements et du comportement des poules qu’exécutait McLaren avait beaucoup en commun avec ses mouvements et son comportement à lui. Le fait de savoir qu’il était une poule facilitait le travail en sa compagnie. Hen Hop met en vedette une poule qui danse. McLaren m’a confié que l’animal incarnait à ses yeux Fred Astaire.