Avec ses quarante ans de carrière, Gilles Carle compte parmi les plus grands. L’œuvre est jouissive et pourtant bien ancrée dans la réalité. Les Micheline Lanctôt, Carole Laure, Marcel Sabourin, Gabriel Arcand, Anne Létourneau, Denise Filiatrault, Chloé Sainte-Marie, Willie Lamothe, Daniel et Donald Pilon, Guy L’Écuyer, et beaucoup d’autres l’ont inspiré. Des acteurs et des actrices qui ont marqué notre imaginaire. Ils ont joué des personnages plus vrais que nature, que nous n’oublierons jamais.
Une carrière prolifique
On le sait, Gilles Carle a connu une carrière prolifique dans l’industrie privée du cinéma, où il a réalisé des films qui ont connu un succès international et qui, à l’étranger, ont attiré l’attention du monde sur notre pays, sa culture et sa cinématographie. À une époque, le cinéma québécois et le cinéma canadien, c’était Gilles Carle.
Comme la plupart des cinéastes fondateurs de notre cinématographie, Gilles Carle a fait ses premiers films à l’Office national du film. Cette génération fondatrice, dans les années 60 et 70, représentaitait le renouveau du cinéma aux côté des jeunes cinématographies nationales qui émergeaient un peu partout dans le monde.
Gilles Carle, déjà identifiable au tonus particulier de ses films, étaient de ceux-là avec ses collègues Claude Jutra, Gilles Groulx, Pierre Perrault, Michel Brault, Arthur Lamothe, Anne Claire Poirier, Clément Perron, Jacques Godbout, pour ne nommer que ceux-là.
Les premiers films
Carle entre à l’ONF comme scénariste. Il travaille à quatre courts métrages en 1959 et 1960 avant de passer à la réalisation en 1961 avec Un dimanche d’Amérique, un document sur la communauté italienne de Montréal tourné à la manière du cinéma « candid » qui s’était développé à l’ONF et qui consistait à tourner les événements et la réalité sur le vif, tels qu’ils se présentaient devant la caméra, à la sauvette même, parfois à l’insu des gens, et que les cinéastes francophones s’étaient mis à exploiter à leur manière.
Gilles Carle réalisera deux autres films de cette manière : Un air de famille , en 1963, le plus « candid » des trois, un film sur la vie et la famille canadienne-française et Manger, en 1961, une sorte de court essai sur la nourriture dans son aspect noble et humain et son aspect mercantile, trois films dans lesquels son éclectisme légendaire laisse déjà entrevoir ses comportements délinquants, pourrions-nous dire, alors qu’il se permet des mises en situation, des mises en scène en introduisant musique, chansons et autres matériaux hors des normes du cinéma documentaire classique et des modes.
Gilles Carle, à cette époque, rêve déjà de voir ses films dans les salles de cinéma. C’est ainsi qu’il tourne un petit film en 35 mm couleur. Patinoire , qui sortira en 1963, 10 minutes sans commentaire, images de Guy Borremans, Jean Roy et Georges Dufaux, avec la musique de Claude Léveillée, sorte de petit ballet musical qui échapperait à la lourdeur documentaire et qui serait une formule à la fois cinématographique et visuellement agréable.
Fiction et tentation
La créativité fusionnante l’emportant sur les modes. Carle tournera en 1964, avec Jean-Claude Labrecque à la caméra, Solange dans nos campagnes , un faux documentaire qui est en fait une fiction, avec Louise Marleau en jeune fermière, « une satire de la pseudo réalité créée par l’image », aux dires du cinéaste, et dans lequel se manifeste son désir de travailler avec des acteurs.
Mais alors avec Percé on the Rocks , également réalisé en 1964, ce sera l’éclatement, « un gros éclat de rire », avait écrit Jean-Pierre Lefebvre, un court film de 9 minutes tourné à Percé et son fameux rocher, un film vif, sorte d’antifilm touristique, dans lequel Carle révèle ses talents de graphiste, d’humoriste, son plaisir plus manifeste ici encore de briser les clichés, et que l’on retrouvera dans l’ensemble de son œuvre.
Léopold Z
En 1965, sort La vie heureuse de Léopold Z un premier long métrage de fiction qui recevra le Grand Prix du cinéma canadien dans le cadre du Festival international du film de Montréal, la même année. À la proposition de son producteur de l’ONF Jacques Bobet de réaliser un court métrage documentaire sur l’hiver et la neige, Carle avait plutôt proposé un documentaire sur les déneigeurs, ce que lui avait accordé son producteur et qui du même coup, avait donné indirectement à Carle la possibilité de travailler avec des acteurs. Cette production fut une véritable saga qui s’échelonna sur deux ans, mais qui connut un vif succès en salle...pour la plus grande gloire de l’ONF aussi.
Dans ce film, on retrouve tout Carle, et ce que ses courts métrages avaient laissé pressentir : la présence d’un créateur authentique qui inscrit son approche de l’homme dans un univers qui lui est propre, cédant l’espace au familier plutôt qu’au pittoresque, un film avec ses ruptures de ton et ses dialogues tout aussi familiers, où l’humour sait jouer merveilleusement et fait ressortir les petites vérités et mensonges de nos travers sociaux et culturels.
L’année suivante, en 1966, Gilles Carle quittait l’ONF. Il y reviendra 12 ans plus tard. Pendant ces douze années dans le secteur privé, son activité créatrice n’eut de cesse. C’est lui qui donna les assises les plus solides à la production du film publicitaire au Québec. Il réalisa des courts et moyens métrages documentaires et de fiction, et sept longs métrages qui lui valurent une renommée nationale et internationale.
Retour à l'ONF
En 1978, Gilles Carle revint à l’ONF y tourner L’âge de la machine , un court métrage de fiction de 28 minutes merveilleusement dialogué, dont l’action se situe dans son Abitibi natale, en 1933. Non seulement y retrouve-t-on plusieurs des acteurs et actrices des ses longs métrages, mais également les thèmes, l’humanité, le ton de ses films précédents, où couvent aussi la gravité et l’humour qu’on lui connaît ainsi que sa démarche caractéristique de toujours accorder de l’importance à l’arrière-plans social de ses récits.
LES LONGS MÉTRAGES DOCUMENTAIRES
L’activité créatrice de Gilles Carle est débordante dans les années 80. Pas moins de 17 films jusqu’en 1999, dont 5 longs métrages documentaires produits ou coproduits par l’ONF. Jouer sa vie , documentaire fouillé sur le monde international des joueurs d'échecs (1982); Cinéma, cinéma, film rétrospective de 25 ans de production française à l’ONF sur un scénario original du cinéaste, avec la chanson éponyme, coréalisé avec le monteur Werner Nold et produit par Roger Frappier. Le film fut terminé au début de1985, la même année où il réalisa Ô Picasso , sur la a vie et l'œuvre du plus célèbre peintre de notre temps. Le diable d’Amérique , en 1991, porte sur l’omniprésence du diable qui traverse les siècles et qui nourrit les peurs et les superstitions en Amérique. Moi j’me fais mon cinéma , son dernier film, en 1999, est une « autobiofilmographie », où le cinéaste ranime, presque malgré lui, tout un pan de l’histoire cinématographique québécoise en commentant avec humour les extraits les plus marquants de ses films.
Carle et l'ONF
C’est lui qui réalisa en 1989 le court métrage 50 ans pour souligner le cinquantième anniversaire de l’ONF : un court métrage de 2 minutes 41 secondes qui fut diffusé partout dans le monde et projeté au Festival de Cannes au moment où on remettait une Palme d’Or à l’ONF pour souligner l’excellence d’un demi-siècle de production.
À l’ONF, Carle retrouvait l’espace d’exploration et d’expérimentation qui lui était cher, où la liberté de création qui lui était offerte pouvait laisser cours à son imagination. Ces longs métrages documentaires, à nul autre pareils, dans lesquels s’allient, avec un sens du risque, voire parfois de la provocation, dans des montages vifs aux associations inattendues et des mises en scènes hasardeuses, un matériau cinématographique diversifié, allant de tournage documentaire original et d’un volume important d’archives, à des chansons écrites par lui et interprétées par Chloé Ste-Marie comme dans Picasso et Cinéma, cinéma . Bref, une approche documentaire où l’information et les éléments du spectacle cinématographique se côtoient à la manière unique de Gilles Carle.
Les films de Gilles Carle, qu’ils soient documentaires ou de fiction, même ceux qui apparaissent les plus éclatés dans leur forme, sont toujours profondément inscrits dans l’environnement social et culturel d’où ils sont issus et desquels ils sont l’expression. Son œuvre est incontournable dans le patrimoine cinématographique québécois et canadien.
Carol Faucher
Analyste à la conservation et responsable de La collection Mémoire de l’ONF